Détenir ou ne pas détenir son immobilier d’exploitation : Par de-là la valeur, une réflexion du tangible à l’intangible
La question de la détention ou pas de son immobilier d’exploitation par l’entreprise est une question centrale de stratégie financière pour des entreprises qui déploient des actifs lourds qui pèsent à la baisse sur leurs rentabilités économiques (hôtellerie, compagnies aériennes, grande distribution, etc.). La crise de la COVID-19 a donné l’occasion de se rendre compte du caractère vital de ce choix stratégique dans des périodes de turbulence. A l’aune de cette dernière crise, à la question de savoir, de deux (02) entreprises identiques en tout point sauf à ce que l’une soit propriétaire de son immobilier d’exploitation et que l’autre le loue, laquelle serait la mieux valorisée par le marché, on aurait tendance à considérer la première, celle détenant ses actifs d’exploitation en propre, comme moins risquée et donc comme jouissant d’une multiple d’EBE plus élevée que la seconde. Pour être plus prosaïque, l’argument serait de considérer le point mort d’exploitation en trésorerie de cette dernière comme plus élevée du fait des loyers qu’elle doit supporter, dépenses périodiques auxquelles la première s’est affranchie en acquérant son immobilier d’exploitation. Précisons ici que le point mort d’exploitation en trésorerie ne diffère du point mort d’exploitation tout court, qu’en ce qu’il ne prend en compte que les charges variables et fixes se traduisant par des débours de trésorerie. Il est donc fait fi des dotations aux amortissements et autres charges calculées d’exploitation.
Disons-le sans ambages : cet argument nous semble être quelque peu court. Pour s’en convaincre, procédons tout d’abord à une modélisation simple.
Suivant une approche « opco – propco », la valeur de l’actif économique de l’entreprise propriétaire de son immobilier d’exploitation (VE1) est égale à la somme de la valeur de l’actif économique de la firme locatrice (VE0) et de la valeur de marché du bien (A) :
VE1 = VE0 + A
Son EBE est égale à la somme de l’EBE de la firme locatrice et du loyer :
EBE1 = EBE0 + L
Rappelons que le multiple d’exploitation d’EBE est donné par la formule :
Mi = VEi / EBEi
Ainsi,
M1 = VE1 / EBE1
M1 = (EBE0 . M0 + L . M0 + A – L . M0) / (EBE0 + L)
M1 = M0 + ( A – L . M0 ) / EBE1
Il vient donc que la différence entre les multiples d’EBE des deux entreprises tient à la différence entre la valeur de marché du bien (A) et sa valeur d’usage (L.M0). Précisons que la valeur d’usage correspond à la valeur actuelle des loyers que l’on peut percevoir dans le cadre d’un usage du bien immobilier correspondant au métier des deux entreprises.
Au vu de cette modélisation, la différence de valorisation entre les deux types de firme s’explique très peu par leurs distances respectives à leurs points morts d’exploitation en trésorerie. La notion semble pourtant faire sens : en cas de conjoncture défavorable, vaut mieux ne pas avoir à payer un loyer que d’avoir à le faire. Cependant, la différence de valorisation entre les deux firmes ne tient pas à ce choix mais plutôt à l’écart entre la valeur de marché et la valeur d’usage du bien. Ainsi, la conjoncture du marché immobilier, la capacité à réaffecter le bien à d’autres usages (à faibles coûts) ou encore à sa valeur comme collatéral expliquent plus fondamentalement la différence de valorisation entre les deux entreprises.
Dans un contexte de baisse d’activité ou d’inactivité comme pendant la crise COVID, les multiples de valorisation diminueront mais la firme propriétaire sera protégée ou pas selon que la valeur de marché de l’actif qu’elle détient est peu ou pas affecté par la conjoncture du secteur d’activité et/ou de l’économie. C’est ici la raison fondamentale de la différence de valorisation entre les deux firmes.
En effet, si la firme locatrice est plus exposée en cas de baisse d’activité et doit donc supporter des loyers qui sont des coûts à décaisser, la firme propriétaire doit quant à elle, supporter un coût d’opportunité qui n’en est pas moins réel et qui prend la forme de dotations aux amortissements. La primauté de l’approche en flux de trésorerie en analyse financière depuis les années 1980 avec la mise en avant de l’EBE et de l’EBITDA chez les anglo-saxons, a donné le sentiment à plusieurs que les dotations aux amortissements ne sont pas en réalité de « vrais » charges car ne se traduisant pas par des débours de trésorerie et qu’elles ne devraient être considérées que pour être extournées afin d’obtenir la capacité d’autofinancement de la firme.
Aurait-ton le même sentiment si par extraordinaire, les entreprises se décidaient plutôt que de payer des salaires mois par mois, de payer les salaires de leurs employés en totalité dès la signature du contrat d’embauche ? Si elles choisissaient de le faire, elles matérialiseraient à l’actif de leur bilan, la valeur du capital humain qu’il est plus que mal aisé d’évaluer. En effet, il s’agit de l’actif intangible par excellence. Il viendrait difficilement à l’idée de quiconque de considérer qu’elles seraient moins risquées en cas de conjoncture défavorable car elles n’ont plus de salaires à débourser. Le coût d’opportunité que représente le salaire mensuel serait bien réel pour tout manager qui sait qu’aucune ressource ne doit être gaspillée ou encore moins laissée oisive.